J’étais encore en train d’explorer ce que les habitants appelaient le « bar miteux ». Je ne savais pas ce qu’était un bar, mais je savais ce que signifiait miteux et avais appris qu’il n’y avait plus de propriétaire depuis quelques temps. J’avais donc fini par décider de m’y installer : il n’y avait jamais personne.
J’avais espéré qu’il y ait quelque nourriture, mais avais rapidement déchanté. Le bois était plutôt pourri, et rongé par des termites par endroit – ainsi les tables et les chaises ne servaient pas vraiment à s’asseoir. Il y avait peu de lumière. Beaucoup de personnes auraient trouvé ça lugubre, en raison de cette quasi-absence de luminosité et du bois qui grinçait de temps en temps, mais cela me convenait mieux que pas mal d’autres endroits. De plus, il y faisait plus calme qu’à peu près partout ailleurs dans le quartier : moins de cris d’enfants, le passage du train était moins audible… Pour moi c’était quasiment parfait.
Il m’arrivait de temps en temps de reprendre ma véritable forme pour essayer de réparer certains objets avec de la glace, mais cela fondait toujours à un moment où à un autre et je me décidai rapidement à arrêter. Ça ne servait à rien d’ameuter les voisins par des bruits bizarres.
Comme peu de gens venaient par ici, j’entendis clairement les pas. Je ne savais pas à qui ils appartenaient mais je savais qu’ils se rapprochaient, ce qui me rendit méfiante. Dès que je vis la porte s’ouvrir, je me cachai derrière le comptoir du bar, comptant observer de loin la personne qui venait d’entrer. Je n’en eus pas le loisir car je n’avais pas compté sur la poussière de l’endroit…
 
- Atchoum !

Franchement, ce que les humains peuvent êtres susceptibles, et violent en plus. Ce n'est pas de sa faute si les artistes musicaux de maintenant sont, pour une partie, plus que médiocres, avec leurs logiciels. Un groupe, qui sait un minimum jouer, est quand même bien plus classe qu'un type qui s'amuse avec une console en gardant un bras en l'air (pour capter les ondes peut être?). Bon, elle n'aurait peut être pas du le dire aussi fort, et surtout pas pendant ce blanc, mais quand même, ce n'est pas une raison pour qu'une horde de fan lobotomisé lui cours après dans le seul but de lui faire ravaler ses paroles. C'est fou quand même. Et fatiguant...
Rapidement, la Brod'sahqon atteint le quartier sud et sème sans soucis ses poursuivants dans les petites ruelles. Un lieu idéal pour disparaître que cet endroit malfamé. Enfin tranquille, la dragonne prend une démarche plus paisible et décide de se balader, absolument pas dérangée par l’insalubrité et l'odeur de mort des ruelles. Au moins, ici, on a la paix, tant qu'on sait où ne pas mettre les pieds.
Afin de chasser, un peu, la puanteur de l'air qui emplit ses narines, Hahdrem sort d'une poche de sa chemise blanche une longue pipe, qu'elle vide de ses restes en la tapotant sur le petit talon de sa botte sombre, et sa blague à tabac , qui lui sert à remplir l'objet. D'une poche de son pantalon noir, elle sort un briquet, qui sert bien évidement à embraser le petit tas de nicotine. Un nuage de fumé s'échappe enfin d'entre ses lèvres et masque légèrement le doux parfum de la rue malpropre.

Une enseigne, tout du moins ce qu'il en reste, attire son attention. Le nom, effacé par le temps mais qu'elle devine, lui rappel un vieux souvenir, du temps où ce bar était encore ouvert, plein de vie et de bagarres de poivrots. Curieuse de voir à quoi peut ressembler dorénavant cet endroit abandonné et de le comparer à son souvenir, l'écarlate ouvre puis franchit ce qui n'a de porte que le nom. Un bruit de cavale lui fait tendre l'oreille, celui d'un éternuement confirme ses doutes. Bras croisés, la rouge porte le bout de sa pipe à sa bouche et inhale une bouffée. Un long souffle chasse la fumée de ses poumons quelques instants plus tard, le temps d'examiner la pièces. Quelques marques étranges attire son attention, mais ce qui lui fait le plus hausser un sourcil est un morceau de glace sur un objet qui semble maintenir ce dernier en un seul morceau. De la glace. Dans un quartier comme celui-ci, lui même sur une île et alors que le printemps est bien entamé.

- Je sais qu't'est là, tu sais que j'suis là, alors sort de derrière ce comptoir, j'vais pas te bouffer, dit-elle d'une voix blasée et dans un anglais acceptable. Drem nau hin sil, ajoute elle en draconique.

Hrp :
(en mot pour mot) -> Drem nau hin sil = Paix sur ton âme

- Je sais qu't'est là, tu sais que j'suis là, alors sort de derrière ce comptoir, j'vais pas te bouffer. Drem nau hin sil.
 
Je reconnais les intonations d'une langue draconique, mais pas celle que j'ai apprise avec mes parents. Ils m'avaient dit que selon l'endroit où on vivait, ça pouvait radicalement changer, mais bon... au moins ce qu'elle dit (car c'est une voix de femme que j'entends) ne me sembla pas anthipathique... je suppose... Si on prend en compte la phrase d'avant.
Un juron, destiné à moi-même, s’échappe.
 
- Pothoc…

Je soupire et passe la tête par-dessus le comptoir. Ça  sent vaguement le brûlé... Je vois que la femme qui est en face de moi fume une pipe. Je ne relève pas, m'attardant plutôt sur sa chevelure rouge. Le fait qu'elle ait parlé dans une langue de dragon m'indique que soit elle est une dragonne, soit elle est vraiment fortiche. Je penche plutôt pour la première option. Penchant légèrement la tête sur le côté, comme je l'aurais fait si ma mère essayait de m'expliquer quelque chose que je ne comprenais pas, je demande :

- Ça veut dire quoi la dernière phrase ?

Je ne parle pas fort, et ose en réalité à peine fixer l'autre. Je suis à peu près sûre que c'est une femme, pas sûre qu'elle soit humaine, mais si elle est une dragonne il serait probable qu'elle soit susceptible ou n'importe quoi. Je me prépare donc à fuir s'il le faut, toujours méfiante - quoiqu'un peu moins que tout à l'heure.

J’observe l’autre en face de moi qui prend un pneu pour s’asseoir. Pourquoi pas après tout. Pendant ce temps-là et après avoir noté mentalement la traduction de sa phrase, je m’assois sur le comptoir à moitié rongé par les termites. Je ne me risquerai pas à deviner son âge, ce qui est sûr c’est qu’elle est adulte. J’aimerais bien être adulte des fois.
 
-          J'peux savoir ce que tu fais dans un endroit comme celui-ci, dans le quartier le plus pourri d'une ville tout ce qu'il y a de plus humain ?
 
Je réfléchis à cette question une seconde ou deux avant de hausser les épaules :
 
-          Rien de spécial. J’essaye de comprendre comment un humain ça se comporte et, euh… voilà.
 
J’ai failli ajouter que mon père m’avait fichue dehors mais je n’ose pas. Après tout elle le connaît peur-être, même si je ne pense pas, je sais qu’il n’aime pas les dragons de feu – quoi de plus normal quand on balance d la glace. Et vu l’odeur je suis sûre que c’est une dragonne de feu qui est devant moi, donc bon. J’aimerais bien lui demander, mais je ne sais pas si c’est poli. Faut croire qu’en trois mois c’est simple d’oublier les formules de politesse de la maison – mais comme ce ne sont pas exactement les même qu’ici et que c’est la première fois que je revois un dragon depuis mon départ forcé, c’est normal que je n’aie pas bonne mémoire, je pense.
 
-          Et t… heu…
 
Et voilà. Je ne me suis même pas posé la question de si je pouvais la tutoyer ou pas. On va être prudente, on va dire vous.
 
-          Hum. Et vous, pourquoi vous êtes ici, si c’est pas indiscret ? Et euh… vous vous appelez comment ?
 

J’aime bien savoir le nom des gens auxquels je m’adresse, voilà.

Mettre de la distance entre elle et une bande d'humains fous ? Quand même, ça doit pas être si compliqué. Je me demande quels sont les "mauvais endroits" qu'il faut éviter tiens. Parce que je ne connais à peu près que cet endroit dans le quartier. Même si je me promène.
Elle a dû remarquer les morceaux de glace qui fondent lentement sur les murs. En même temps c'est pas très discret comme décoration. Je suis pourtant à peu près sûre qu'un humain n'aurait pas remarqué.

- Moi c'est Emilia ! Emilia Blake. J'ai un prénom bizarre, en fait. Oh, et pourquoi contrairement à moi ? Moi je t'ai pas suivie, j'étais là avant.

Je décide que comme elle est sympathique, je vais la tutoyer. Et puis elle me tutoie aussi alors bon.
Et ce n'est que maintenant que je me rends compte que mon prénom est bizarre. Il ressemble à un nom humain en fait. Peut-être que Maman l'a fait exprès. Je m'en fiche.
J'entends un marmonnement qui vient de l'autre alors qu'elle regarde au-dehors. Il pleut. Je souris et me dirige vers une des fenêtres aux vitres cassées pour m'y asseoir et me mettre à moitié sous la pluie. J'aime bien la pluie.

- Hahdrem, t'es un dragon qui crache quoi toi ? Et pourquoi les humains ils disent cracher ? Moi je dis souffler d'habitude c'est plus propre.